Akira Sath + Eileen Monroe (2)

Les jours suivants, Akira était retourné sur le port, mais en vain. Il n'avait pas recroisé Eileen depuis leur rencontre nocturne. Il s'était lassé de sursauter à chaque fois qu'il apercevait une ombre se dessiner, les pieds pendant dans le vide, caressés par le reflux calme de la mer. Il s'était lassé du port.

Leur discussion, aussi brève soit-elle, lui avait donné envie, en revanche, de rencontrer du monde. Il s'était mis à ressortir de jour, et à ne pas rentrer directement chez lui après le travail. Après avoir apprécié Setia la nuit, il s'efforçait de l'apprécier le jour. Il essayait d'en apprécier les bruits, les odeurs, qui caractérisaient la présence woltarienne. Et même s'il déambulait seul dans la vide, seul au milieu de la foule, la présence d'autres êtres vivants lui faisaient du bien. Et un jour, alors qu'il ne s'y attendait plus, elle lui apparut au détour d'une terrasse.

Eh bien ! Là, on peut dire que c'est le destin, déclara Akira avec un large sourire en allant à la rencontre d'Eileen.

Elle s'arrêta, et le regarda en souriant. Elle s'approcha également de lui, et sourit baissant les yeux.

Oui, c'est bien le destin.. Comment allez-vous ? Je suis contente de vous revoir..

C'était la pure vérité. Certes elle avait fui, s'était enfermée chez elle, mais.. elle avait pensé à lui, et espérait le recroiser. Elle leva la tête pour le regarder, pouvant l'admirer en plein jour, et elle remarqua qu'il était toujours aussi attirant. Elle rougit légèrement, un sourire aux lèvres.

On va le boire ce verre alors ?..

Eileen avait l'air plus détendue, d'humeur moins sombre, ou mélancolique, que la nuit où Akira l'avait croisée ; il s'en réjouit.

Je vais bien... Et vous, est-ce que vous vous sentez mieux ? Il hocha la tête à la question de la Woltarienne. Ils se situaient dans une rue passante, qui regorgeait à la fois de commerces en tout genre et de brasseries. Akira ne put s'empêcher de remarquer la légère rougeur qui envahissait sa compagne : était-elle gênée ? ou cette chaleur venait-elle d'un sentiment bien différent ?

Les deux Woltariens se dirigèrent vers un café à l'allure chaleureux. Malgré un beau soleil hivernal, le froid était vif et piquant.

Vous aimez le chocolat ? Je prendrais bien un chocolat chaud...

J'adore le chocolat chaud..

Elle n'avait pas répondu à sa première question, car on n'allait jamais vraiment mieux. Ils s'installèrent donc à une table et commandèrent deux chocolats chauds. Elle le regardait, lui souriant, attendant qu'on les serve. Elle avait décidé de laisser faire le temps, et désirait donc en savoir plus sur lui. Elle sourit donc à Akira, et posa ses mains autour des chocolats qu'on venait de leur apporter.

Dites.. Je pense qu'on pourrait se tutoyer, non ?.. Comme ça, vous pourriez me parler un peu plus de vous, de manière moins.. Formelle...

C'était une charmante enseigne. Malgré la terrasse couverte, ils s'installèrent à l'intérieur, bien au chaud, derrière un joli paravent qui les gardait des regards indiscrets. Les couleurs du café étaient douces, chaudes, rassurantes ; et chose très étonnante, une vraie cheminée diffusait des flammes lumineuses. Après avoir commandé leur chocolat chaud, ils se regardèrent, chacun un peu intimidé. Ce fut Eileen qui prit la parole tandis que leur boisson arrivait.

Oui, je pense que c'est bien possible. Par contre un "vous" risque de m'échapper de temps en temps... Ne m'en veux pas. Il décida qu'il était temps de se dévoiler un peu.

Qu'est-ce que tu fais dans la vie, Eileen ? Pour ma part, je suis... danseur. Akira rougit un peu. On pourrait croire que c'est un métier de femme, mais en fait c'est avant tout très physique. J'interprète beaucoup de danses selon ce que mes employeurs demandent, je fais beaucoup de portés... En fait, c'est avoir vu Dirty Dancing quand j'étais petit qui m'a donné la vocation, avoua-t-il en riant. Donc je disais... Qu'est-ce que tu fais, toi ?

Elle le regardait parler en souriant. Enfin il se dévoilait, et elle allait jouer le jeu aussi. Il la mettait à l'aise, elle se sentait bien, elle n'avait pas peur avec lui.

Whaou, tu es danseur c'est.. génial ! Vraiment ! J'aurais adoré être chorégraphe, moi même je danse un peu, enfin je me débrouille.. Mais.. Je suis écrivain à vrai dire.. J'écris.. Des histoires pour enfants à la base et.. Maintenant j'écris aussi des histoires courtes, des histoires imaginaires.. Pour tout te dire, avant je travaillais dans l'évènementiel, j'étais organisatrice d'évènements, que ça soit mariage, congrès, mais.. Après certaines choses.. J'ai eu besoin de m'isoler, j'avais beaucoup de mal à fréquenter des gens et voilà.. C'est l'écriture qui me permet de vivre, d'être à l'aise dans mon monde.. C'est.. Pour ça que je te suis peut-être parue froide ou.. asociale..

Elle rit légèrement et se rendit compte de tout ce qu'elle venait de dire. C'était perturbant pour elle de se laisser aller comme ça, de parler avec tant de facilité à quelqu'un de choses si personnelles, et elle ne s'en était même pas rendu compte, c'était sorti naturellement.

Et toi ?.. Tu es danseur alors.. Mais.. Qu'est ce qui fait que tu es si.. rêveur et que tu te promènes seul la nuit ?..

Elle rit légèrement.

Akira fronça légèrement les sourcils.

Asociale ? Pas du tout. Tu étais un peu méfiante mais c'est tout à fait légitime, il était tard, tu étais seule... J'aurais pu être n'importe qui. Il lui sourit avec bienveillance. C'est merveilleux d'écrire, et surtout d'écrire pour les enfants ! Je suis très admiratif.

Il se racla la gorge à la question suivante.

Eh bien, j'avais probablement un peu le blues, il y a des jours comme ça. Qu'est-ce que toi tu faisais ?

Elle lui sourit aussi, elle le trouvait mignon quand il était un peu gêné comme lors de sa dernière phrase.

Je suis méfiante.. Je me méfie surtout des hommes en fait..
Et.. Je réfléchissais à.. A ma vie.. A ma dernière histoire qui a.. qui a mal fini.. Comme d'habitude à vrai dire.. C'est que.. Enfin.. Voilà..

Elle était un peu gênée à son tour. C'était un homme en face d'elle après tout, et, il était séduisant, gentil, attentionné.. Peut-être qu'elle ne devrait pas se livrer aussi facilement, mais elle n'arrivait pas vraiment à se contrôler, il la mettait vraiment à l'aise. Elle rougit légèrement, baissant les yeux vers son chocolat.

Il hocha la tête d'un air compréhensif. Akira baissa lui aussi les yeux vers son chocolat. C'était peut-être la première fois qu'il pouvait en parler à quelqu'un. Et c'était compréhensible qu'Eileen ne se confie pas tout à fait : lui-même avait du mal à verbaliser ce qu'il avait en tête.

Je comprends. Je... je me méfie de tout le monde. Des hommes, des femmes. J'ai l'impression qu'ils peuvent tous m'abandonner, soudainement. Il s'arrêta. Il ne voulait pas non plus tout révéler d'un coup : ce n'était pas le moment et il ne connaissait pas suffisamment la jeune femme. Alors si vous... si tu parles d'une histoire qui a mal fini, ne te force pas à en dire plus. Je comprends. On porte tous des histoires différentes, mais je crois qu'à partir d'un certain stade dans la vie, on a du mal à ne pas avoir été blessé. On porte tous notre lot de souffrances, soupira-t-il.

Elle releva les yeux vers lui. Il la comprenait. C'était exactement ça.

Je ne sais pas si... Si j'aurais la force de m'attacher à nouveau... Enfin..

Elle se racla la gorge et but un peu de chocolat. Il avait souffert lui aussi. Il etait plus raisonnable de changer de sujet, enfin en partie.

Alors.. Tu as des enfants ?.. Ou bien te dévoues tu à ta passion et aux marches nocturnes ?..

Elle sourit, de manière un peu taquine.

Akira sentit une pointe de fer lui transpercer le coeur. Les enfants. Il hocha la tête et il se concentra sur la surface obscure du chocolat, sur la cuillère qu'il tournait lentement, comme un pendule.

Oui, j'ai trois adorables filles. Malheureusement... Il s'interrompit, serra une patte rageusement. Une a préféré se sublimer. Les deux autres sont endormies et ne se réveilleront probablement jamais. Il se racla la gorge. Disons que c'est probablement l'une des raisons qui ont initié mes promenades nocturnes.

Il grimaça.

Oh pardon.. Je suis vraiment désolée, je ne voulais pas te rappeler de mauvais souvenir.. Vraiment.. Je suis.. Je suis confuse..

Elle culpabilisa immédiatement, ce qu'elle pouvait être stupide parfois ! Instinctivement elle posa sa main sur le poing serré de Akira, c'était son côté empathique, elle ne pouvait pas supporter de blesser quelqu'un.

Quand il rouvrit les yeux, une larme perlait au coin de chaque oeil.

Tu n'as pas à t'excuser, c'est moi qui suis désolé. Il sentit la patte rose de la jeune femme se refermer sur la sienne. Il sentit la chaleur se transmettre, d'un corps à un autre. Il lui sourit faiblement, un petit "merci" silencieux. C'est pour ça que j'ai un peu peur de croiser les gens, j'imagine. La question de la famille arrive toujours trop vite. Eileen l'écoutait silencieusement. Il y avait tant à dire, et Akira n'avait pas parlé depuis si longtemps...

Je vois tous les jours des gens qui se sentent extrêmement seuls, qui n'ont pas de famille, ni femme ni enfant. Moi j'ai eu tout ça et... je n'arrive pas à sortir de cette logique de deuil. À regretter ce que j'ai pu avoir. Sa voix était particulièrement rauque en avouant tout cela. Il murmura :

Merci de m'avoir écouté dire tout cela, ça faisait bien longtemps que j'aurais dû le faire, j'imagine...

Elle le regardait, tendrement, émue parce qu'il racontait. Elle était touchée qu'il se confie à elle. Elle caressa doucement sa patte.

C'est normal.. C'est douloureux, c'est difficile de passer à autre chose.. Tu n'as pas à oublier.. Il t'est juste nécessaire de continuer à vivre mais tu n'as pas à oublier.. C'est ta vie, c'est tout ce qui te constitue en tant que personne, ce sont tes souffrances, tes joies, tes souvenirs.. Ne t'en fais pas, tu arriveras à concilier cette vie là et celle d'avant, un jour.. Et si tu as besoin de parler je serai toujours là pour t'écouter, je te laisserai venir en parler quand tu en auras envie et je serai là..

Elle lui sourit, elle voulait vraiment le rassurer, il avait l'air de vraiment souffrir de tout ça malgré l'image d'homme joyeux qu'il pouvait renvoyer.

Akira hocha la tête lentement. Il reconnaissait la sagesse dans les mots d'Eileen, la bienveillance aussi. Il posa son autre patte sur la sienne et la serra un instant.

Merci infiniment de m'avoir écouté. Il la relâcha aussitôt et posa ses deux pattes sur sa tasse de chocolat, qu'il but lentement pour se donner une contenance. Je vais mieux maintenant, assura-t-il à sa compagne qui le regardait gravement.

D'accord..

Elle sourit, buvant aussi son chocolat. Elle ne dit rien de plus, lui laissant le temps de reprendre ses esprits.

Une minute ou deux passèrent dans le silence, puis Akira releva la tête. Eileen buvait tranquillement son chocolat chaud, ses beaux yeux bleus modestement baissés. Le Woltarien sourit.

Alors dis-moi... Qu'est-ce que tu fais lorsque tu n'es pas en train d'écrire pour les enfants ? Qu'est-ce que tu aimes ?

Eileen :

Et bien.. Je dessine un peu.. Je dors, j'adore dormir..

Elle rit légèrement.

Sinon j'aime bien me promener, cuisiner, je vais danser.. J'ai peu d'amis.. Donc je m'occupe plutôt seule.. Mais je suis ouverte à toutes sortes de propositions.. Et toi, en dehors de la danse ?

Elle sourit.

Tu adores dormir ? Akira éclata d'un rire qui chassa les derniers relents de mélancolie. C'est peu commun comme passion, ajouta-t-il, un sourire dans la voix.

Tu es ouverte à toutes sortes de propositions... Hum, je crois que j'aurais une idée alors, à l'occasion, affirma Akira. Si tu me laisses t'emmener, bien sûr... Il reprit. Je ne cuisine pas trop pour ma part... La plupart du temps j'achète des plats chez le traiteur, je les réchauffe, c'est beaucoup plus rapide. Sinon ces derniers temps, j'apprends à jouer un peu de la guitare. Ça me détend, ça occupe mon esprit.

Elle sourit malicieusement.

Mais je suis peu commune.. Et je suis curieuse.. Alors.. Je te laisse m'y emmener.. Mais rien ne te dit que je ne m'enfuirai pas en courant !

Elle rit.

C'est vrai c'est rapide, ça m'arrive aussi d'acheter chez le traiteur mais j'aime bien les choses manuelles alors..

Elle sourit, et réfléchit, touchée par ce qu'il venait de dire.

Whaou de la guitare... C'est.. Intéressant.. C'est très beau la guitare..

Il hocha la tête, satisfait. Très bien alors ! Il faudra organiser ça un de ces jours. Il lui adressa un clin d'oeil. Je ne pense pas que tu t'enfuiras en courant. Les deux Woltariens avaient fini leur chocolat chaud depuis quelques temps déjà, alors qu'ils continuaient d'échanger.

Au fait, tu avais peut-être des choses à faire cet après-midi ? demanda Akira, inquiet à l'idée de la retenir.

(Réponse d'Eileen supprimée par mistake).

Ils étaient là, deux Woltariens, tous les deux désenchantés, autour de tasses de chocolat chaud maintenant vides. Il était là, d'apparence solide, mais ébranlé par la vie, isolé dans une bulle de silence et de misère. Elle était là, le coeur bien fragile mais attentive, attentive à autrui, prête à distribuer sa grâce et sa gentillesse. Akira se rendit compte qu'il avait eu beaucoup de chance de croiser cette jeune femme sur le port l'autre nuit.

À vrai dire, non, je n'ai pas grand-chose à faire. En fait, j'aimerais qu'on passe un peu de temps ensemble, si tu le veux bien. Est-ce que par hasard tu aimes patiner ? J'ai entendu que la municipalité de Setia avait installé une patinoire dans le centre-ville mais je n'y suis jamais allé.